dimanche 25 novembre 2012

CHEF JE NE VEUX PAS ÊTRE CHEF


Chef, je veux pas être chef !

LE MONDE ECONOMIE |  • Mis à jour le 
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Alors que ses amis finissent leurs études ou peinent à trouver un travail, Laure décroche à 22 ans un contrat à durée indéterminée (CDI) en tant que chef de projet Web en agence de communication. Une belle façon de couronner un parcours brillant : classe prépa, puis Sciences Po.

Pourtant, deux ans plus tard, la jeune fille quitte son poste pour un contrat à durée déterminée (CDD) de responsable de contenus digitaux pour une marque. "Je voulais avoir du temps pour moi et pour mes projets personnels, explique-t-elle. ­Quand je rentrais chez moi le soir, je me rendais compte que j'avais passé 70?% de mon temps à manageur des employés. C'est très stressant, et j'aurais aiméavoir un supérieur. Je veux bien trouver des solutions, à condition que quelqu'un les valide. Dans ma nouvelle boîte, j'ai un responsable et des objectifs plus précis."
Si cette décision a pu surprendre son entourage, la situation de la jeune femme n'est pas exceptionnelle. Selon une enquête réalisée en 2009 par l'Association pour l'emploi des cadres (APEC), environ la moitié des salariés du secteur privé ne souhaite pas passer cadre.
" UNE SITUATION INFERNALE "
Un résultat qui n'étonne pas Alain Pichon, docteur en sociologie à l'université d'Evry-Val-d'Essonne et auteur de l'ouvrage Les Cadres à l'épreuve (PUF, 2008):"J'ai toujours été extrêmement frappé par l'image épurée qu'on donnait des cadres, représentés comme des gens épanouis, alors que ce que je voyais autour de moi ne me semblait pas si simple."
La situation des cadres s'est détériorée un peu plus "à chaque crise économique", constate Alain Pichon : "Ils sont désormais touchés au même titre que les autres par les plans sociaux." Mais, selon lui, c'est surtout la figure du cadre encadrant qui est aujourd'hui en crise, car celui-ci se trouve bloqué "dans une situation absolument infernale" : "Essayez d'interroger les cadres de chez PSA-Aulnay ! Ils se retrouvent entre le marteau et l'enclume, car ce ne sont pas les hauts dirigeants qui font le sale boulot."
Sylvaine Pascual, consultante spécialiste des relations humaines et de la reconversion professionnelle, confirme : "Avec la crise, l'ambiance s'est dégradée dans les entreprises, les relations sont plus tendues, et il peut s'avérer stressant de prendre en charge les équipes." D'autant plus quand le salaire ne suit pas.
Pour Eric Peres, secrétaire général de FO-cadres, si des salariés refusent depasser cadre, c'est avant tout en raison d'une trop faible rémunération. Même s'il concède que ce facteur n'explique pas à lui seul le malaise des cadres : "C'est aussi une question de coût humain dans la vie de tous les jours." Eric Peres pointe ainsi du doigt la politique de management de nombreuses entreprises, citant notamment le management par objectifs : "Le non-respect de ceux-ci est considéré comme un échec dont la responsabilité est rejetée sur le cadre." Sansparler de l'impact des nouvelles technologies dans la vie de l'employé. "Les entreprises estiment qu'il faut être joignable à tout moment. Les cadres n'ont plus le temps de respirer!"
Nathalie Bosse, auteur de l'enquête "Devenir cadre, une perspective pas toujours attrayante" du Centre d'études et de recherches sur les qualifications (Céreq), en avril 2012, partage ces mêmes constats : les salariés redoutent stress et horaires trop contraignants. Mais, pour la chercheuse, ces motivations "s'appuient davantage sur la représentation que les salariés se font du rôle et de l'activité des cadres que sur une vision réelle de leur travail, car ils les côtoient peu".
Nathalie Bosse remarque qu'il faut également prendre en compte l'intériorisation de l'absence de réelle possibilité de promotion. "Le passage au statut de cadre peut être vu comme trop sélectif, et l'évaluation des compétences est vécue comme une épreuve, un jugement."
Ce qui est certain, c'est qu'un malaise s'instaure entre les cadres et l'entreprise."L'identité initiale des cadres repose sur la figure de l'expert, note Alain Pichon.Quand de jeunes ingénieurs arrivent dans les entreprises, ils sont motivés par l'innovation. Mais, depuis le début de la financiarisation des entreprises, les questions de gestion et de rentabilité capitalistique sont devenues les principales préoccupations."
C'est ici que se creuse "le hiatus entre les attentes du cadre et celles de l'entreprise". Alain Pichon cite le "cas emblématique" de Peugeot, où "des salariés qui croient en leur produit se heurtent à un groupe essentiellement préoccupé par des problèmes gestionnaires".
Comment les cadres réagissent-ils à une situation qui se dégrade ? Il n'est pas rare de voir de jeunes diplômés choisir un emploi sans rapport avec leur niveau d'études. A la sortie de Polytechnique, Luc ne tient que quelques mois comme assistant trader dans une banque. "Je suis peut-être trop sensible pour travaillerdans une grande boîte, je ne supporte pas la pression instaurée par le système hiérarchique. Ce qui est dommage, c'est que tous les jobs qu'on me proposait n'étaient pas du tout rock'n'roll, juste parce que je sortais de Polytechnique. Comme si j'étais trop au-dessus des autres pour accomplir certaines tâches."Aujourd'hui, l'ancien de l'X est guitariste-chanteur pour un groupe de musique.
Mais se révolter contre une situation qui se dégrade n'est pas toujours facile. Alain Pichon parle d'une "désapprobation silencieuse" : "Souvent isolés, les cadres n'osent pas prendre la parole car ils souhaitent protéger leur carrière. La perspective d'adhérer à un syndicat est encore plus lointaine, car c'est perçu comme un acte de déloyauté envers l'entreprise."
Le refus d'une promotion, l'abandon d'un poste à hautes responsabilités suscitent souvent l'incompréhension de la direction des ressources humaines. "On a encore des idées assez arrêtées sur ce que doit être une carrière. Au sein de l'entreprise, on s'interroge sur la place d'un salarié qui ne souhaite pas évoluer", constate le sociologue.
PORTE DE SORTIE
Sophie Gros, employée dans un grand groupe industriel, vient de donner sa démission. "Après quinze ans de travail, je commençais à voir des failles partout. J'avais un poste à responsabilités, et il était difficile de satisfaire la hiérarchie en gérant des équipes pas forcément motivées."
Elle a donc préparé sa porte de sortie en passant un certificat d'aptitude professionnelle (CAP) en candidat libre afin d'ouvrir un atelier de couture. Mais cette reconversion ne s'est pas faite sans difficulté : "Même en ayant une issue de secours, ce n'est pas simple de quitter un statut reconnu. On a peur du regard des autres. Je suis passée par un travail psychologique, j'ai écrit noir sur blanc les pour et les contre avant de prendre ma décision."
Pour la consultante en relations humaine Sylvaine Pascual, la re­conversion est injustement dévalorisée. "On a beaucoup insisté sur les difficultés liées à un changement de carrière et c'est légitime : c'est un parcours complexe. Mais, à force de se concentrer sur les problèmes, on ne voit plus les aspects positifs. Or les personnes qui identifient un métier qui les passionne font preuve d'une grande détermination qui leur permet de gérer de front l'emploi qu'elles veulentquitter et leur nouvelle formation."

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