dimanche 25 novembre 2012

FAMILLES HOMOPARENTALES


Familles homoparentales : des parents clandestins

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Depuis que Baya  et Alice, 20 mois, parlent, elles appellent spontanément "maman" Bénédicte, la compagne de Sophie (à droite), leur mère biologique.

C'est souvent sur les frigos que les histoires de famille se racontent. Ordonnances, photos, mots doux, liste de courses, rendez-vous, emplois du temps des enfants... Il a fallu tout enlever de celui de Françoise et Caroline (1), quand, début 2007, l'assistante sociale a commencé à venir chez elles. A chacune de ses visites, les deux femmes, en couple depuis une dizaine d'années, faisaient un grand ménage. Pas question que celle qui devait délivrer l'agrément indispensable à l'adoption se rende compte que Françoise n'était pas célibataire."Heureusement, elle n'a jamais quitté le canapé du salon", raconte Caroline, absente à chacune des visites. La jeune tapissière au sourire timide s'en allait même la veille de chez elle, pour être sûre de ne pas laisser de traces. Cachait sa brosse à dents mais aussi ses baskets, comme si l'assistante sociale pouvait soupçonner que sa compagne, une grande brune hyperféminine, n'en porte jamais. Au grand ménage s'ajoutaient des séances de "coaching". "Je lui apprenais à arrêter de dire "nous"", se souvient Caroline. Françoise a obtenu son agrément en 2007, puis un deuxième en 2011. Leurs deux fils, Gaspard, 5 ans, et Louis, à peine 3 ans, vont à l'école du coin. Et seule Françoise est légalement leur mère. Sur leur livret de famille, la case du père est vide. Selon le projet de loi sur le "mariage pour tous" ("ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe", dit le texte), présenté le 7 novembre en conseil des ministres et débattu au Parlement à partir du 29 janvier 2013, Caroline pourra les adopter à son tour.

Dans la banlieue où elles habitent, après avoir longtemps vécu à Paris, plus personne ne s'étonne de les voir à la sortie de l'école. Bobos à vélo, femmes voilées, tous saluent les deux quadragénaires d'un même sourire distrait. C'est à Caroline, qui est allée chercher Gaspard dans sa classe, que le directeur rappelle qu'il faut l'inscrire à la cantine. Quand le petit garçon lui demande : "Où est maman ?", elle lui répond gentiment : "Elle est allée chercher ton frère." Quelques mètres plus loin, Louis pose la même question à Françoise, qui donne exactement la même réponse. Dans cette famille, il y a bien deux "mamans", dont une pourrait disparaître de la vie des garçons. Sans existence légale, Caroline n'a aucun droit sur les enfants qu'elle élève. Elle ne peut leur transmettre ni son nom ni son patrimoine, et n'est pas plus autorisée à prendre de décision médicale en cas d'urgence qu'à devenir représentante des parents d'élèves.

Dans le petit monde des parents gays, on dit qu'elle est leur "mère sociale". Un statut - une zone de non-droit - qu'évoquent avec angoisse tous ceux qui ont répondu à l'appel à témoignages, passé il y a quelques semaines sur le site duMonde. Les "parents sociaux" y racontent l'inquiétude qui préexiste au projet familial, celle qui ne cesse de les hanter. Séparation, accident, décès... Des sujets rarement présents à l'esprit de ceux qui envisagent de fonder une famille, mais qui ne quittent pas ces parents de l'ombre. "La place légale du parent est le lieu où s'établit la vraie famille. Voilà pourquoi il est indispensable d'inscrire la filiation dans la loi", martèle Serge Hefez (2). Au départ "dubitatif" sur la question de l'homoparentalité, le psychiatre et psychanalyste, responsable de l'unité de thérapie familiale à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, plaide aujourd'hui en faveur du mariage homosexuel et de la reconnaissance de "l'autre parent" : "Ces différences nuisent à la construction du lien. Quand les parents sociaux ne sont pas légitimes, l'enfant le sent bien et en souffre."
"A l'instant où je l'ai tenu dans mes bras pour la première fois, j'ai su que je prenais le risque qu'un jour il me soit enlevé", raconte Emilie (1), "mère sociale" d'Hugo (1). Récemment séparée de la mère biologique de son fils, elle est soulagée de voir que tout se passe bien. "Pour l'instant", précise-t-elle. Car cette maman de deux grands enfants nés d'une union hétérosexuelle sait mieux que d'autres la différence entre "parent biologique" et "parent social" : "On a toujours peur pour ses enfants, mais avec Hugo, c'est encore pire. Je profite de chaque moment comme si c'était le dernier..."


Nathalie et Gaël, mères d'Anouk, 6 ans, et de Sasha, 2 ans et demi, élèvent leurs deux filles en coparentalité avec trois pères.

Cécile (1) connaît bien ce sentiment d'urgence. L'histoire, courante, d'une séparation et d'une mère qui veut "refaire sa vie" devient parfois une tragédie quand elle a lieu au sein d'un couple homoparental. "J'ai inséminé ma compagne, j'ai coupé le cordon quand Marguerite est née. Je l'ai bercée, consolée, raconte la jeune Dijonnaise d'une voix émue. Son premier éclat de rire, c'était avec moi. La première fois qu'elle a fait du vélo aussi." Peu après leur séparation, la mère biologique de Marguerite a voulu rompre tout lien. "Elle m'a dit : "Tu n'es pas sa mère, tu n'as pas ta place."" Si Cécile s'est autant battue, c'est parce que Marguerite, qui n'a pas sa langue dans sa poche, l'a beaucoup réclamée. "J'aime bien la résidence alternée et j'aimerais bien que ça continue comme cela. J'ai deux mamans. [...] Maman me manque beaucoup", a expliqué la petite fille lors d'une audition réclamée par la juge. "Je connais d'autres mères qui ont laissétomber, sûres qu'elles n'auraient droit à rien", dit Cécile, qui attend encore que le jugement soit rendu. En avril 2011, Caroline Mecary, avocate en droit de la famille, spécialisée dans le droit des homosexuels, a obtenu un droit de visite et d'hébergement pour une mère "sociale" séparée de sa compagne. Une première. "Mais la décision ne fera pas forcément jurisprudence, les juges aux affaires familiales ne tenant pas compte des jugements rendus par les autres tribunaux", explique l'avocate.
Alors, souvent de manière inconsciente, les parents clandestins collectionnent photos de famille, bulletins signés et même tickets de Carte bleue. Comme pournourrir par avance un dossier qu'ils pourraient un jour avoir à présenter à un juge aux affaires familiales. "Ce sont souvent les "mères sociales" qui signent tous les carnets de notes, qui vont à tous les rendez-vous chez le médecin. Ça leur permet d'être visibles aux yeux de la loi, le jour où elles feront une demande d'adoption ou de délégation partage de l'autorité parentale", constate Caroline Elkouby-Salomon, avocate en droit de la famille.
Dans leur loft immaculé, meubles industriels et couleurs pop, Bénédicte et Sophie s'apprêtent à faire déjeuner leurs jumelles de 20 mois. Elles ont été malades toute la nuit, et Bénédicte, qui n'a pas fermé l'oeil, sort du frigo une bouillie de riz et de carottes qu'elle a préparée ce matin. C'est la "mère sociale" d'Alice et de Baya. Sophie, elle, vient de rentrer d'un énième déplacement professionnel. Elle voyagebeaucoup, tandis que Bénédicte travaille à la maison. Depuis qu'elles ont commencé à parler, les jumelles appelent les deux femmes "maman". "Ce sont elles qui ont choisi de le faire. Nous, on disait Béné", souligne fièrement Bénédicte. Mais, selon Serge Hefez, quelle que soit la façon dont il les appelle, l'enfant sait très bien qui est sa mère biologique. "L'enfant se crée son roman familial et hiérarchise les rôles des parents. Deux mères n'occupent pas la même place dans son imaginaire et ses fantasmes. La mère sociale est d'ailleurs souvent plus maternante que l'autre", constate le psychiatre. Une analyse confirmée par plusieurs études sociologiques sur les familles homoparentales.
Réalisatrice, Florence travaille beaucoup à la maison. Il lui semble donc naturel d'aller chercher Milo chez sa nourrice tous les jours et de le garder le mercredi. Et puis, "un jour, il va se poser des questions. Il me dira : "T'es pas ma mère"". S'enoccuper au quotidien, reconnaît-elle, est sans doute un moyen de se préparer à ce moment. Ou peut-être de l'éviter. Comme la plupart des couples de femmes, Sandrine et Florence ont décidé de faire appel à un donneur anonyme "parce que c'était notre projet à toutes les deux". Sandrine a porté, Florence a filmé. Les carpes remontent les fleuves avec courage et persévérance, primé dans plusieurs festivals, raconte l'odyssée de ces deux femmes qui veulent fonder une famille. Allers-retours aux Pays-Bas et en Belgique, piqûres d'hormones, sautes d'humeur, tests négatifs, annonce de la grossesse aux proches, future mère choyée par l'autre qui doit taire ses propres angoisses, accouchement... Loin d'une histoire singulière d'homoparentalité, le film raconte en réalité celle de toutes les grossesses difficiles. Florence a suivi cette gestation "un peu comme un père : comme celui qui ne porte pas l'enfant en tout cas". Donnant raison à Serge Hefez, pour lequel le freudisme n'est pas mort et "les places pas interchangeables" dans un triangle oedipien encore indépassé.
Sur Internet, les blogs de mamans sont légion. On y trouve, en vrac, portraits de famille et conseils en cas de gastro. Certains, écrits par des "mères sociales", racontent ces grossesses "de l'autre côté du ventre", vécues par ces "mamans elles aussi". Les premiers mots de l'enfant comme les paroles blessantes. Celles qui les destituent, sans le vouloir, de leur statut de mère. Elles viennent des proches la plupart du temps.


Promenade dominicale pour Laurent, Stéphane et leurs deux filles de 4 et 6 ans, qu'ils ont eues avec un couple de lesbiennes.

Les pères de l'ombre en font aussi les frais. "Yann doit être content !", se sont ainsi contentés de féliciter les amis quand Karim et Yann leur ont annoncé la grossesse de Gala, la mère porteuse ukrainienne de leurs jumeaux, aujourd'hui âgés de 5 ans, dont Yann est le père biologique. Mais tous les parents sociaux le disent : la société évolue plus vite que les lois. A Paris, en banlieue, dans les coins les plus reculés de France, leur famille a été très vite acceptée. Quand Yann et Karim ont quitté la capitale pour s'installer dans un tout petit village de l'Ariège avec leurs jumeaux, on a commencé par les regarder bizarrement. Un couple d'homos militants aux cheveux ras, des enfants nés d'une mère porteuse : l'équation avait de quoi choquer, mais à Saverdun, commune de 3 000 habitants, personne ne conteste plus à Karim sa paternité de fait. Celui-ci a expliqué à ceux qui se posaient des questions qu'il était, comme son compagnon, le "papa d'intention" de ses enfants, et leur mère une "maman de naissance""Je n'aime pas le terme de maman porteuse, ça fait industriel", explique-t-il. Tout en concédant, non sans provocation, que le lien biologique ne le fait pas rêver : "L'acte est minable : ce n'est qu'une branlette dans un tube à essais" et ses conséquences sont"monstrueuses".
"Attention, t'es pas son père." Voilà le genre de remarque à laquelle Laurent a eu droit. Son entourage pensait bien faire, en le voyant changer les couches de Jeanne. Le jeune proviseur avait toujours voulu avoir des enfants et adoraitpouponner. Mais c'est Stéphane, son compagnon, qui a eu leur premier enfant avec une femme d'un couple de lesbiennes. Il n'imaginait pas que son modèle familial, la coparentalité, serait parfois si difficile à vivre. Chez les "copa", on est souvent trois, parfois quatre, et on a fait le choix de ne pas priver l'enfant à venir de mère ou de père biologique. Difficile de s'entendre pour élever des enfants quand on est si nombreux. Plus difficile encore de trouver la place du "parent social" quand l'enfant a déjà deux parents biologiques. Alors on écrit des "chartes" qui dessinent précisément les contours de la future famille. Quel rôle exactement aura le conjoint du parent biologique, le "coparent" ? Qui aura la garde de l'enfant en cas de décès du père ou de la mère ? Ces questions soigneusement examinées, les documents sont paraphés et déposés chez le notaire. Bien qu'ils n'aient aucune valeur juridique, ils font partie de ce dossier fantôme qu'un juge, un jour, pourrait avoir à consulter.


Alice, Bénédicte, Baya et Sophie. 

Ce que les chartes ne mentionnent pas, c'est le sentiment de légitimité qu'on n'acquiert parfois qu'en devenant à son tour parent biologique. "Quand j'ai eu ma deuxième fille, je me suis senti père pour la première et pour la deuxième fois", précise Laurent en parcourant ses photos de famille. Deux mères et deux pères éblouis admirent deux nourrissons : cernes et sourires émerveillés complètent les (presque) traditionnels clichés de maternité. Derrière cette apparente ressemblance, les deux naissances n'ont pas été équivalentes pour Laurent. "Je me suis plus légitimement senti le père de Jeanne quand Margot est née." Cette enfant qui porte son nom et l'appelle "papa"... "Maintenant, on peut vraiment dire : "Nos enfants."" L'avancée est "sémantique et symbolique, plus que biologique"mais, pour lui, elle semble essentielle.
Sur le frigo de Gaël et Nathalie, un coeur rouge barbouillé de feutre clame joyeusement : "Bonne fête mamans." En dessous, une frise multicolore répartit les jours : en bleu, ceux "des mamans", en jaune et en vert, ceux "des papas". Anouk en a deux, Sasha un seul. "Ne leur demandez surtout pas qui est la mère biologique de qui, elles le prendraient très mal, prévient Mathieu, le père de la petite dernière. Elles sont toutes les deux les mamans des deux." Deux mères, trois pères... Dans ce grand loft de Bagnolet, tout semble pourtant aussi simple et carré que sur l'emploi du temps aimanté au frigo. Sasha, la petite dernière, est installée à table et réclame un autre épisode de Barbie. Elle s'ennuie sans Anouk, sa soeur aînée, partie dormir chez ses papas ce soir. Nathalie la fait dîner, mais c'est Gaël qui la couchera. En éteignant la télé, sans céder aux suppliques... Ici, tout est organisé symétriquement. Les deux femmes se font appeler "maman" et le partage des tâches est strict. Chaque jour, l'une d'elles emmène les enfants à l'école, leur lit une histoire le soir, les couche. Le lendemain, c'est l'autre. Et chacune a souhaité mener une grossesse. "Comme ça, on se tient par la barbichette !", sourit Nathalie. Ce n'est pas la seule raison. "La façon dont ça s'est passé avec la première a fait que j'ai eu envie de porter le deuxième enfant", explique cette jolie brune à la silhouette d'adolescente. Car elles ont beau vouloir lagommer"il y a une différence. Le lien biologique est un des paramètres, même si ce n'est pas le seul". Les premières nuits, quand l'autre allaite et qu'on a du mal àtrouver sa place. Les premiers jours à la maternité où, "pendant la rencontre au sommet avec les grands-parents, je n'existais pas". Le fait que, même quand tout se passe bien avec le pédiatre ou à la crèche, "on dépend de la bienveillance des autres", auxquels on sait gré de ne pas marquer de différence. Les grand-mères qui s'adressent toujours à la mère biologique pour les questions pratiques. Et pour Gaël et Nathalie, la loi ne changera pas cela. Dans les cas de coparentalité, le livret de famille de l'enfant porte déjà mention d'un père et d'une mère. Dès lors, pas d'adoption possible. Les deux femmes ont pourtant décidé de se marier. Pour les enfants, qui, gloussent-elles, "rêvent de [les] voir se dire oui en robes blanches". Et pour que, sur le frigo, vienne s'ajouter au kaléidoscope de leur vie familiale une photo d'elles en mariées.

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